COMBATS AU TCHAD
CAMEROUN – DECEMBRE 1956
ESEKA
C’est dans le cadre de la situation subversive sévissant au Cameroun, que le 1er commando exécute une opération aéroportée sur Eséka. Le 10 décembre 1956, nous étions à nouveau en alerte : on annonçait des troubles au Cameroun. L’alerte fut levée le 19 décembre, mais le 20, lorsque j’arrivai au quartier, Dupouy me dit : « préparez votre section, vous partez au Cameroun. Des incidents ont eu lieu la nuit dernière en Sanaga maritime. Les rebelles doivent être bien renseignés : ils ont attendu que notre alerte soit levée » !
Je fis percevoir en toute hâte les parachutes, les munitions, les vivres… Lamiaux me prêta une équipe, et je lui laissai celle de Séname en qui je n’avais plus confiance. Je passai chez moi pour préparer rapidement mon sac et embrasser Elvire et les enfants. Ce n’est qu’à bord des trois C-47, entre Brazzaville et Yaoundé, que nous avons ouvert les caisses de munitions, distribué les grenades, rempli les chargeurs…
À Yaoundé, je reçus une carte et j’appris du colonel Whithouse, commandant le territoire, que nous allions être parachutés sur Eséka, important centre de l’industrie de l’aluminium, isolé par les rebelles depuis la veille.
Nous devions être rejoints par une compagnie de tirailleurs commandée par le capitaine Bataille, mon ancien instructeur de Saint-Maixent (Roland Pré ayant été remplacé par Pierre Messmer, Bataille n’était plus aide de camp).
Nous devions sauter sur l’étroite piste d’Eséka, prévue pour des avions légers, une mince saignée dans la forêt, de 300 m sur 50. Je pris la décision de nous faire larguer à 150 m au-dessus du sol, par demi-sticks. « Portez-vous au plus tôt sur l’usine et la cité européenne. Les réquisitions autorisant l’ouverture du feu ont été faites par le Haut-commissaire ». Ce furent mes seules consignes.
Nous nous équipâmes sous un soleil de plomb. L’adjudant-chef Blanchard devait nous larguer. Pendant le vol, nous ruisselions de sueur, et le saut, aux alentours de 16 h, fut un soulagement. A peine avais-je regroupé ma section que Messmer et Whithouse, avec son chien, se posaient en avion. Whithouse me répéta : « Portez-vous au plus vite sur l’usine et la ville, et gardez le pont à l’entrée de l’agglomération ! Puis ils remontèrent dans leur avion et décollèrent.
Un de mes sergents, Cauderlier, s’était blessé à l’atterrissage. C’était un ancien de la 1ère DFL, et il avait un véritable culte pour Diego Brosset. « Vous n’avez pas de pot, lui dis-je. Pour la première fois depuis longtemps, vous pouviez passer Noël en famille… Vous êtes ici et en plus vous vous êtes pété la cheville ». « Je ne suis pas venu dans la Coloniale pour passer Noël en famille, mais pour aller où ça barde. Je suis servi depuis 1945 », répondit-il !
Je rencontrai l’ingénieur, patron de l’usine, qui me fit faire le tour de ses installations. Le point le plus vulnérable était la vanne réglant l’arrivée de l’eau, mais les rebelles n’en avaient vraisemblablement pas perçu l’importance. Le mieux était peut-être de ne pas attirer leur attention en protégeant ostensiblement ce point.
Je dis alors simplement à l’ingénieur : « Si les sabotages ou l’insécurité continuent, faites miner les abords de cette vanne, ou entourez-la d’un réseau électrifié ». Comme je devais garder le pont avec un groupe et assurer la sécurité des familles européennes avec le groupe de Cauderlier, renforcé par tous les éclopés, il ne me restait plus qu’un groupe pour intervenir et nous montrer. La mise en place de mon dispositif de sécurité fut donc rapide. Le patron de l’usine me prêta l’un de ses camions et je conduisis le groupe chargé de la défense du pont.
La route n’était qu’une coulée dans la forêt, et les rebelles auraient pu nous fusiller à bout portant. N’étaient-ils pas là, ou n’osèrent-ils pas ? Le pont avait été saboté par des amateurs : ils s’étaient contentés de jeter le platelage à la rivière, sans toucher aux piles ni à l’armature métallique.
Au retour, je pris contact avec les gendarmes d’Éséka qui, eux, avaient apparemment conservé tout leur sang-froid. Ils m’accompagnèrent à une mission américaine qu’ils soupçonnaient d’être, au minimum, en relation avec Ruben Um Niobé, le responsable local de rébellion.
Le pasteur, un vieil Américain, m’assura qu’il ne se mêlait point de politique et qu’il se contentait de prêcher la foi en Jésus-Christ. Tout Américain à l’étranger est un auxiliaire des services de renseignement de son pays, et je ne fus pas convaincu.
Nous repartîmes à la nuit vers Éséka. Un homme traversa d’un bond la route devant notre véhicule. Je balançai une grenade offensive là où il avait disparu, sans résultat apparent. Ce fut la seule action de feu de cette aventure.
Les ingénieurs m’invitèrent à partager leur dîner. Je passai deux heures à les rassurer, ne voyant pas pourquoi les rebelles voudraient détruire une usine qui assurait la prospérité de toute la région. Vers minuit, je fis un dernier tour de mes positions. Tout était d’un calme irréel, et je m’endormis jusqu’au jour.
Le 21 décembre vers 8 h, les gendarmes m’annoncèrent que la compagnie de Bataille était arrivée en fin de nuit. Je les accompagnai : Bataille dormait du sommeil d’un homme épuisé par deux jours de veille. Conformément aux ordres reçus, je rassemblai ma section et nous rentrâmes sur Yaoundé.
À la sortie d’Eséka, sur le pont, j’eus la surprise de trouver Campenon, un camarade de ma promotion de Cyr, qui tentait de remettre en place le platelage. Nous échangeâmes quelques nouvelles, et je repris la route.
A Yaoundé, je retrouvai Blanchard en train de plier nos parachutes. Il était possible que nous soyons parachutés à nouveau, m’annonça le chef de bataillon qui commandait la caserne où nous étions hébergés. Je m’enquis alors de ce qui était prévu pour le Noël de mes parachutistes. Rien, me répondit-on. Je sollicitais la générosité du haut-commissaire, qui débloqua 25 000 CFA – ce qui constituait alors une somme importante – pour améliorer le menu de ma section.
Le 22 décembre, nous reçûmes une mission de recherche de l’ennemi aux abords de l’axe Yaoundé-Eséka. Je partis dans la Jeep du chef de bataillon qui dirigeait l’opération. Un guide devait nous amener à un point de rassemblement des rebelles, mais au premier carrefour il se trompa, et nous fîmes demi-tour. A un kilomètre de là, une paillote flambait, alors qu’elle était intacte à notre précédent passage : il y avait donc des gens qui nous observaient, et leurs intentions n’étaient pas amicales.
Cette journée prouva une fois de plus qu’en dehors de la zone saharienne (et encore) rien ne vaut une bonne carte ! Le guide, mort de peur, hésitait à chaque carrefour. Nous recherchâmes en vain nos adversaires le long d’une piste qui s’enfonçait dans la forêt. Je découvris au moment de rentrer que Caurel, un de mes parachutistes, avait fait main basse sur des couteaux dans la boutique d’un hameau de la brousse. Il était trop tard pour les lui faire restituer, et je le punis, c’est tout ce que je pouvais faire. Mais depuis, j’ai toujours été très vigilant : le soldat français a, hélas, une âme de pillard.
Quelques semaines plus tard, l’administrateur de Franceville me tendit un numéro du Courrier de l’Ouest, où une page était consacrée à cette aventure. L’auteur prétendait m’avoir rencontré. Or, ni moi, ni aucun de mes parachutistes ne l’avions vu. Et son article se terminait par cette phrase : « Huit jours après le début des évènements, il est impossible de savoir qui, des parachutistes ou des rebelles, a tué, violé, brûlé. »
J’en ai gardé une grande prudence envers les affirmations des journalistes en général, et de la presse catholique en particulier… Après deux jours d’alerte à Yaoundé, nous rentrâmes à Brazzaville le 25 au matin. Je n’eus que le temps d’aller remercier Monsieur Messmer pour son geste envers mes parachutistes avant d’embarquer.
Général (2S) Jean Salvan
Lieutenant - Chef du 1er Commando
CAPIMa (1955-1958)
GABON – FÉVRIER 1964
BARAKA
Dans le nuit du 17 au 18 février 1964, à la faveur d’un prétendu exercice de nuit du bataillon d’instruction de l’armée gabonaise, des cadres mutins se saisissent du président de la République gabonaise, Léon M’Ba, et de plusieurs ministres, puis les séquestrent dans un endroit tenu secret à l’extérieur de la capitale dont ils prennent bientôt le contrôle avec occupation des points stratégiques : présidence, maison de la radio, aéroport, carrefours importants sur la route du bord de mer, etc.
Donnant suite à la requête d’un officiel gabonais (président de l’Assemblée nationale ?) qui demande l’application des accords de Défense, le Président de la République Française, le général De Gaulle, donne au général commandant la ZOM. N° 2 (général Kergaravat) l’ordre d’intervenir sans délai. Cet ordre est aussitôt répercuté sur la CAPIMa, stationnée à Brazzaville, seule unité para de toute l’ex-AEF. C’est une belle unité, formant corps avec ses 300 paras, bien encadrés et formidablement entraînés.
Il est près de 6 h du matin, ce 18 février, lorsque le capitaine Jean Dominique reçoit cet ordre au camp d’Ornano. Comme je suis le chef du détachement d’alerte (deux commandos totalisant une petite cinquantaine de paras), je me vois confier la superbe mission de partir immédiatement sur Libreville afin de reprendre au plus tôt le contrôle de l’aéroport en vue d’y accueillir le reste de la CAPIMa. Les informations les plus folles, diffusées par les radios locales mal renseignées, font état d’une situation pour le moins confuse à l’aéroport et dans la capitale gabonaise, qui serait à feu et à sang…
Les derniers préparatifs et perceptions (parachutes, munitions…) sont prestement expédiés. L’attitude de nos paras, des appelés pour la plupart, fanas et déterminés, mais aussi des Africains, fait plaisir à voir. Ils vont en découdre pensent-ils. Les cadres s’affairent aux dernières et ultimes vérifications de l’armement et des équipements. C’est ainsi que, aux environs de 7 h 30, la totalité du détachement décolle de Maya-Maya, l’aéroport de Brazzaville, à bord de deux Dakota C-47, en direction de Libreville.
Je profite des quelques 3 h 30 de durée du vol pour préciser la répartition des missions et la conduite à tenir, consignes répercutées à mon adjoint dans le second appareil par la radio de bord. Il est alors 11 h quand, volant à une altitude d’environ 1 500 m et contournant la capitale gabonaise par l’est afin de nous ménager un minimum de surprise, l’aéroport s’offre à notre regard.
Mes paras sont déjà depuis un bon quart d’heure au debout accrochez, impatients comme moi de savoir ce qui nous attend. À ma demande les Dakota perdent un peu d’altitude et se stabilisent à 600 m nous permettant une observation à peu près correcte.
Un premier survol des installations me permet de conclure que l’aéroport, s’il est tenu, ce n’est pas par des éléments importants, et que la piste est libre de tout obstacle. Je décide donc d’annuler le largage et d’effectuer un poser d’assaut. Après un large virage, nos vieux C-47, porte ouverte et AA-52 en batterie, se posent successivement à quelques secondes et sur une très courte distance, s’arrêtant à plus de 200 m de la tour de contrôle.
Aussitôt, les groupes giclent littéralement et se portent sur les points qui leur ont été préalablement impartis. La surprise paraît totale car aucune réaction n’est enregistrée de la part des occupants. Y en a-t-il seulement ?
Mis à part cette dizaine de jeunes soldats gabonais armés de vieux MAS-36, à l’allure plus débonnaire qu’agressive, qui feignent de nous prendre à partie mais qui sont vite neutralisés, sans qu’un seul coup de feu soit tiré, aucune résistance n’apparaît. Les techniciens civils de la tour de contrôle, qui nous reprochent de nous être posés sans leur accord (sic) sont rapidement maîtrisés.
La reconnaissance de l’ensemble des installations permet de conclure que nous sommes désormais les maîtres incontestés de la situation. C’est ce dont je rends compte par le réseau air au capitaine Dominique. Il est un peu plus de midi ; le reste de la CAPIMa peut arriver car, si nous avons bien rempli le premier volet de l’opération, le plus dur est sans doute à venir…
Dans l’après-midi, les C-47 se succèdent, et vers 16 h la CAPIMa est totalement regroupée sur l’aéroport de Libreville. Les liaisons radio avec le commandant de la ZOM N° 2 ne sont pas au mieux et il est difficile de joindre le général Kergaravat. L’arrivée de renforts (aux ordres du capitaine Gozé) en provenance de Bouar (RCA) est attendue pour 18 h. et une compagnie du 7ème RPIMa de Dakar est annoncée pour le milieu de la nuit.
Par ailleurs des renseignements nous parviennent de la ville faisant état de troubles sans qu’il soit possible de préciser. Il semblerait que les mutins et leurs prisonniers se soient retranchés dans le camp Baraka, à la périphérie sud-est de la capitale.
Le reste de l’après-midi est consacré aux préparatifs de l’intervention. Plusieurs hypothèses sont étudiées et âprement discutées. Le largage sur l’objectif ou ses abords immédiats, de nuit ou de jour, étant jugé irréaliste n’est pas retenu. De même, en l’absence de renforts conséquents l’action de force de la seule CAPIMa est rejetée. C’est finalement la suggestion du capitaine Dominique d’effectuer un coup de main à l’aube, après une infiltration de nuit par des itinéraires forestiers, qui est acceptée.
Mais il ne faut pas tarder car nous sommes en territoire inconnu et, pour bénéficier de la surprise, il faudra contourner la ville par l’est à travers la forêt sur une bonne vingtaine de kilomètres.
La nuit est tombée depuis longtemps quand, vers 21 h, la CAPIMa se met en marche accompagnée de deux sous-officiers français, instructeurs des Gabonais, qui ont pu nous rejoindre et qui ont mission de nous servir de guides. Il fait une nuit d’encre et le tonnerre gronde furieusement au point qu’il couvre presque totalement le bruit des réacteurs du Boeing-707 qui, venant de Dakar, se pose vers minuit sur l’aérodrome que nous avons quitté.
L’orage se déchaîne et une tornade, qui durera plus de deux heures, nous transperce. Nos guides hésitent, se trompent, s’arrêtent et repartent. Le temps passe et nous n’avons pas le sentiment d’avancer…
Finalement, après plus de huit heures d’une marche éprouvante, la compagnie, qui devine son objectif plus qu’elle ne le voit réellement dans l’aube naissante grâce aux projecteurs qui en balise les contours, prend son dispositif d’attaque aussi discrètement que possible.
Rien ne semble bouger dans ce camp Baraka. La liaison radio avec le détachement du 6ème RIAOM, dont la mission est de boucler la partie nord du camp, n’est pas établie, pas plus qu’avec le PC du général commandant la ZOM N° 2.
Il est plus de 6 h en ce matin du 19 février. Le jour se lève. Il n’y a plus de temps à perdre. Mais comme après une longue observation rien n’est décelé, le capitaine Dominique décide d’obliger les mutins à se découvrir. La compagnie, sur deux lignes successives, se met en marche et s’apprête à franchir le réseau bas de barbelés quand une longue rafale, tirée par une sentinelle, un mutin, déchire brutalement le silence. C’est le signal que nous attendions tous.
La première vague franchit les derniers rangs de barbelés, escalade le grillage de clôture et se rue à l’assaut des insurgés, bientôt rejointe puis dépassée par la deuxième vague. C’est un vacarme assourdissant fait de crépitements d’armes automatiques, d’explosions de grenades, de plaintes et cris de tous ordres.
L’explosion d’une roquette sur la face nord suivie de rafales nourries de mitrailleuses nous confirme l’arrivée du détachement du 6ème RIAOM. L’assaut se poursuit et prend fin très rapidement.
Le nettoyage du camp est aussitôt entrepris. Ses résultats sont décevants. Nous ne trouvons que deux ministres, gris de peur, réfugiés dans le foyer. Le Président et ses ravisseurs se sont enfuis à la faveur de la nuit nous confirment les rescapés. Le bilan paraît lourd.
Si nous relevons plusieurs cadavres et de nombreux blessés (et prisonniers) dans le camp des insurgés, hélas la CAPIMa a perdu l’un des siens, Serge Arnaud et déplore, hélas, trois blessés : le sergent-chef Georges Philbert, mon adjoint, gravement touché à la cheville, et les parachutistes Jean-Pierre Baugnié et Kodié Bakoumi, tous les quatre du 1er commando.
Les dispositions sont aussitôt prises pour leur évacuation, avec transit par l’hôpital où, la nouvelle de notre intervention nous ayant précédés là, nous vaut plus que des quolibets haineux…
Les derniers renseignements qui nous parviennent font état de la présence confirmée du Président, toujours aux mains de ses ravisseurs, dans les environs de Lambaréné, à proximité de l’hôpital de ce bon docteur Schweitzer. Décision est donc prise de s’y porter sans tarder.
Compte tenu des distances, 200 Km, et du mauvais état des pistes, c’est à bord de deux C-47 que le capitaine Dominique et deux commandos, dont le mien, sont aérotransportés. Par radio, avant de nous poser à Lambaréné, nous apprenons que les fuyards et leurs prisonniers viennent de quitter précipitamment la localité. Nous arrivons donc trop tard. Qu’à cela ne tienne, la gendarmerie locale met à notre disposition une dizaine de Land Rover et nous nous lançons à la poursuite des mutins.
Dans cette région au relief peu marqué mais compartimentée par une multitude de rivières souvent très larges qu’il n’est possible de franchir qu’avec le secours d’un bac, les fuyards ont toujours une longueur d’avance sur nous.
Comme ils semblent se diriger vers Libreville, l’information est transmise au capitaine adjoint, Bernard Ball, qui, avec un des commandos retourné à l’aéroport après le nettoyage du camp Baraka, et un élément du 6ème RIAOM, reçoit mission de se porter à la rencontre des rebelles.
Il est environ 15 h quand la jonction prévue s’opère à une cinquantaine de kilomètres de la capitale, au moment où notre bac franchit la dernière coupure. La capture des mutins, dont un des principaux instigateurs de ce putsch manqué, se fait dans le calme. Le président Léon M’Ba paraît fort éprouvé, ainsi que se ministres libérés. Quant à nous, après ces quelque 36 heures non stop, nous avons hâte de regagner nos pénates.
Il est plus de 16 h lorsque la CAPIMa est à nouveau regroupée sur le tarmac de l’aéroport. Remise en condition et préparatifs de départ occuperont le reste de la journée de ce triste 19 février, jour sombre s’il en est pour l’unité qui, pour la première fois, a perdu l’un des siens.
Le retour sur Brazzaville s’effectue dans la journée du lendemain. Le rythme soutenu des activités dans les jours et les semaines qui suivent nous aide à surmonter cette épreuve.
Général (2S) Jean-Claude Gautier
Lieutenant - Chef du 1er Commando
CAPIMa (1962-1964)
TCHAD – OCTOBRE 1970
BEDO
Le combat de Bedo a été l’engagement le plus meurtrier de la CPIMa pendant la première campagne française au Tchad après l’indépendance. Il a été livré et mené seul par cette petite unité, hélas dissoute en 1975 !
Au cours de l’action, 12 Parachutistes furent tués et prés de 25 blessés plus ou moins grièvement sur les 105 personnels engagés dans l’affaire. Il est bon, six ans après l’action, les passions s’étant apaisées, d’en retracer les péripéties.
La situation dans le nord du Tchad à l’automne de 1970 est militairement tendue. En effet, sur cet immense territoire désertique (600 000 Km²), comportant d’importants massifs montagneux (l’Emi-Koussi culmine à 3 400 m), les forces de l’ordre contrôlent seulement les cinq palmeraies les plus importantes, c’est-à-dire Largeau- Zouar – Bardaï – Fada et Ounianga.
Mais elles subissent la pression d’un adversaire particulièrement adapté au terrain et au climat et de plus bien équipé. Déjà, depuis le début de l’année des combats importants y avaient été livrés, notamment au mois de mars (Gouro et Ounianga-Sérir), puis en août, de nouveau, Gouro. La CPIMa, engagée dans ces affaires, y avait perdu notamment le médecin-commandant Garcia et le lieutenant Chaussin.
Le général Cortadellas, Délégué Militaire au Tchad, bien renseigné sur l’évolution de la situation, avait décidé de donner de l’air aux différents postes du BET, qui étaient régulièrement harcelés. Pour cela on pouvait profiter de la récolte des dattes qui attire les rebelles à proximité des palmeraies, les faisant ainsi descendre de leur caillou. La CPIMa, début octobre, rejoint Largeau dans cette optique et reçoit alors la mission d’aller contrôler la ligne des palmeraies qui s’étendent entre 50 et 120 Km au NO de Faya-Largeau, la capitale du BET (Kirdimi – Anni – Yarda – Bedo – Tigui, etc.).
Pour remplir cette mission, le capitaine Canal, commandant l’Unité, dispose de trois commandos : 1er, 2ème et 4ème, commandés respectivement par les lieutenants Neau, Beaufils et Raffenne. L’adjudant Jadoule est à la tête de la section de commandement et d’appui, articulée en un élément santé (médecin-capitaine Marini), une pièce de 57-SR (sans recul) prêtée par l’armée tchadienne, et un groupe de mortiers de 81 mm sous la houlette de l’Adjudant Chan. Toute l’unité est motorisée sur Dodge 6x6.
Le terrain dans cette région du Borkou est en règle générale peu valonné. Il ressemble à une gigantesque table faite de basaltes, noirs mais qui aurait été fragmentée par d’énormes coups de marteau assenés par quelque géant ; le tout étant saupoudré de sable et taraudé par une érosion éolienne intense. Il n’y a quasiment pas de pistes dans la région, et les progressions en véhicules y sont en certains endroits fort ralenties. De plus, la température varie entre 40 et 50 °C à l’ombre durant la journée.
Dans les cuvettes, on trouve quelques palmiers dattiers qui sont la seule végétation de la région, hormis quelques graminées qui arrivent à pousser çà et là, Dieu seul sait comment ! Et qui permettent aux chameaux de se nourrir.
C’est dans ces maigres palmeraies que redescendaient les combattants toubous ou goranes, nomades noirs du Sahara, venant de leurs repaires, des contreforts du Tibesti, à plusieurs centaines de kilomètres de là.
Pour cette opération, nous escomptions trouver des petits groupes d’hommes, au plus des paquets de 20 à 30, et espérions les surprendre au gîte. Mais, hormis quelques traces de passage assez fraîches, hormis une escarmouche bizarre de nuit sur un de nos bivouacs, nous ne trouvâmes rien de concret durant toute la phase active de l’opération. La guerre du désert plus que toute autre, à notre avis, étant un problème de logistique, et nos réserves de carburant, de pièces auto, et d’eau potable s’épuisant, le capitaine décide le retour sur Largeau, notre base arrière.
Le dimanche 11 octobre, l’Unité est sur la route du retour. Nous quittons la palmeraie de Bedo vers 15 h, en direction de celle de Kirdimi, distante de 50 Km et nous roulons en convoi.
L’articulation de la colonne est alors la suivante : en tête, le 1er commando du lieutenant Neau, suivi du capitaine accompagné de sa section de commandement et d’appui, derrière vient le 2ème commando du Lieutenant Beaufils, et enfin, décroché de quelques kilomètres, le 4ème commando du lieutenant Raffenne ferme la marche.
En tout, 15 véhicules roulant espacés, à distance poussière ayant à leur bord des parachutistes déjà aguerris et rompus aux embûches du désert. Rien ne nous laisse prévoir l’embuscade qui nous attend. A peu près à mi-chemin entre Bedo et Kirdimi, vers 16 h 00, le véhicule de tête de notre colonne (celui du lieutenant Neau) est pris à partie par des rebelles cachés dans des rochers bordant la piste à moins de 10 m, dans un endroit qui n’avait rien d’un coupe gorge.
Dès le premier coup de fusil, presque toute la colonne est prise sous le feu. Les rebelles, bien abrités, étalés sur une longueur supérieure à 1 Km, ont laissé rentrer le convoi dans une nasse meurtrière. En outre, ils ont posté des hommes de chaque côté de la petite cuvette de sable dans laquelle, nous sommes soudainement bloqués.
Le feu est d’emblée très nourri. Les rebelles au nombre d’environ 130, bien armés de fusils Enfield-303 à balles expansives, et de carabines italiennes Stati, ayant tous sur eux une dotation en munitions au moins égale à la nôtre et bénéficiant de l’appui de trois armes automatiques (FM Brenn), ajustent leur tir.
Les pertes chez les parachutistes et notamment au sein du commando de tête sont de suite sévères. La quasi-totalité de l’unité est clouée au sol et se fait tirer comme des lapins. Par trois fois les rebelles essaient de s’emparer du véhicule de tête et sont repoussés à la grenade par le Chef du 1er commando. Cependant, quelques hommes ont réussi à s’abriter derrière les premiers rochers.
Les cadres tentent de regrouper leurs hommes. Le Sergent-Chef Voronine, pour se dégager, tente un assaut désespéré, à la tête de son groupe. C’est là, dans son élan, qu’il est tué d’une balle en plein coeur. Seul le 4ème commando n’est pas pris dans la nasse au déclenchement de l’embuscade.
Le lieutenant Raffenne, entendant les compte-rendus radio, fait débarquer ses hommes à défilement au plus près, et entame à pied un débordement dans le dos de l’adversaire qui va permettre de dégager tout d’abord le commando Beaufils, lequel poussera tout de suite dans des rochers et progressera en direction de la tête du convoi.
Le 4ème commando, continuant son avance malgré 4 blessés, arrive bientôt à la hauteur des véhicules de tête de la colonne, coupant ainsi la retraite des rebelles. L’adjudant Jadoule peut alors aider sa progression finale, en l’appuyant au 57-SR, renseigné par le capitaine de l’évolution des choses.
Le sergent-chef Trémauville, dès le début de l’accrochage est resté résolument à son poste et essaie désespérément d’appeler Largeau, où stationne à moins d’une demi-heure de vol une patrouille de chasseurs bombardiers AD-4.
Il est blessé, et remplacé par le Sergent Poupeau, lequel n’arrive pas non plus à avoir de l’aide, la station radio de Largeau, s’obstinant à passer des messages routine en déclarant que ce n’est pas l’heure de la vacation. Finalement, à la tombée du jour, vers 18 h 30, après trois assauts successifs, le commando Raffenne réussit à dégager le lieutenant Neau, un des quelques survivants du véhicule de tête, à mettre en fuite les derniers rebelles et commence la relève des blessés du 1er commando.
C’est alors à la nuit tombante, l’heure du bilan. Pour les paras, il est lourd : 11 morts, un douzième mourra en cours d’évacuation sanitaire, 25 autres sont blessés, dont le capitaine Canal et le lieutenant Neau. L’ambiance de cette nuit qui commence est pesante. Tandis que le médecin et les infirmiers s’affairent autour des blessés, le capitaine s’attache à remettre de l’ordre dans sa boutique, en ayant comme souci essentiel l’éventualité d’un retour offensif de l’adversaire.
Nos véhicules ont durement souffert et les mécanos vont travailler toute la nuit pour parer au plus pressé. Mais bientôt, nous sentons que nous ne sommes plus tout à fait seuls. La voix du commandant Dominique, ancien commandant de la CPIMa et chef de l’état-major franco-tchadien nous réconforte à la radio. Puis le ronronnement d’un bon vieux Nord-2501 se fait entendre. II tournera toute la nuit au-dessus de nous en larguant régulièrement ses lucioles. Il y a aux commandes, un copain aviateur, le lieutenant Lalloz.
Mais l’état de certains blessés est quasi désespéré, il faut les évacuer d’urgence si on veut espérer les sauver. Le sous-lieutenant Koszela, aux commandes d’une Al-II, seul hélicoptère disponible à Largeau, accompagné du capitaine Nefiolov, commandant de l’escadrille de chasse, lui servant de navigateur, exécute trois évacuations sanitaires, malgré le vent de sable qui s’est levé et les risques de pilotage de nuit pour cet appareil non équipé pour, afin de sauver les blessés.
Quand le jour se lève, les rebelles ne se sont pas manifestés. Nous entreprenons alors la fouille des lieux du combat, pendant que nos mécaniciens continuent à rafistoler nos véhicules criblés d’impacts, afin de pouvoir continuer notre route sur Kirdimi où une colonne de secours doit nous tendre la main.
Chez l’adversaire, les pertes sont encore plus lourdes puisqu’il y eut 60 tués. Nous le sûmes par la suite, par renseignements de prisonniers et en découvrant des tombes, en plus de la trentaine de cadavres laissés sur le terrain.
Une quinzaine d’armes appartenant aux rebelles furent ramenées à Largeau, ainsi qu’un drapeau du Frolinat (Front de Libération Nationale du Tchad) trouvé sur le corps d’un rebelle par le parachutiste Platel du 4ème commando, et qui est exposé au musée des TAP à l’ETAP.
On peut bien sûr tirer de multiples enseignements tant tactiques que techniques sur l’affaire de Bedo. Mais là n’est pas le but de notre propos.
Gardons seulement à l’esprit, nous parachutistes, qu’un éventuel conflit peut brutalement nous confronter demain à la dure réalité du combat si le pays nous le demande.
Général Jean-Paul Raffenne
Lieutenant - Chef du 4ème Commando
6ème CPIMa (1970-1971)
TCHAD – JUIN 1971
KOUROUDI
1 - L’accrochage de Kouroudi, le 18 juin 1971, a marqué la mémoire des acteurs, comme il demeure un moment fort de l’histoire de la 6ème CPIMa. À ce titre et compte tenu des graves lacunes du journal de marche de la compagnie sur cet épisode, le président m’a demandé, depuis longtemps déjà, d’en faire le récit. Si j’ai tardé, c’est que je m’en sens bien incapable, du moins sous l’aspect historique et global, n’ayant vécu cette aventure que par le petit bout de la lorgnette du 2ème commando, si je puis dire.
Sans faire faux bond, je me limiterai donc naturellement à rassembler quelques souvenirs personnels, ceux qui restent dans l’esprit parce qu’ils sont gravés dans le coeur, en dehors de toute archive (hormis mon carnet individuel de services aériens) et d’une quelconque prétention à la vérité objective.
2 - Si l’on évoque Kouroudi, on ne peut omettre, en préambule, de rendre hommage à Dominique pour sa géniale manoeuvre de diversion qui a conditionné le succès de l’opération.
Il avait un compte à régler avec la bande du Borkou. Par renseignement, il savait qu’elle devait se réunir et se reconditionner dans une des palmeraies au nord-ouest de Largeau. Pour ne pas la rater, il devait lui faire croire qu’elle n’était pas directement menacée.
C’est ainsi que le 8 juin à l’aube le 2ème commando est aérotransporté à Ounianga. Il est rejoint par l’escadron porté, en provenance de Largeau, et les inséparables camions libyens de Khalifa Farradj, chargés de pétrole. Sous l’autorité directe de Dominique, ce petit monde s’active à l’est d’Ounianga pendant une petite semaine, sans grand résultat, hormis celui de se faire voir.
Pendant ce temps-là, Largeau monte normalement en puissance à notre profit (reliquat de la compagnie, chasse, hélicos en réserve et logistique en soutien). Pour enfoncer le clou, Dominique donne l’ordre de démonter l’opération, avec mesures préparatoires pour le retour à Fort-Lamy via Largeau. Quand tout le monde est regroupé à Largeau, les ordres tombent : engagement immédiat vers les palmeraies. Premier bond : Kirdimi.
Klonovski avec sa section d’intervention du BET part devant en éclaireur. La véritable opération est désormais lancée :
- Le 16, héliportage du 2ème commando sur Bedo : RAS.
- Le 17, héliportage d’une partie de la compagnie, dont le
3ème commando sur Forom : RAS. Dans la soirée Klonovski capture des suspects. Ils parlent spontanément : 200 rebelles sont à Kouroudi.
- Le 18 à l’aube Klonovski accroche. Héliportage de la compagnie à partir de Bedo et Forom. Le piège a fonctionné. Chapeau Dominique !
3 - Après ce rappel de la genèse de l’affaire et avant quelques arrêts sur image, voici le film de l’action, telle que je l’ai ressentie et vécue.
Tôt le matin du 18 juin, alertés mais très peu informés, nous nous tenons prêts à être héliportés, derrière le 1er commando, malgré tout conscients que l’accrochage est imminent.
A l’arrivée des H-34, un escogriffe de mécano bondit de son appareil et nous gueule, tout excité, que « ça pète de partout ». À part cette confirmation de nos prévisions, nous n’aurons pas d’autres précisions pendant la séquence des pleins effectués en choeur à la pompe Japy.
Embarquement et décollage immédiats des 28 commandos de Noir 2 (4 hélicos x 7 paras = 28… et pas plus !). Poser acrobatique. Poussière. On se met en garde à l’abri de quelques rochers. Boussole : à 2 Km au sud la palmeraie de Kouroudi ; à l’ouest un alignement de cailloux bordés de quelques groupes de palmiers dont l’un est en feu (straffing AD-4). Partout ailleurs, du sable à perte de vue. Je ne peux localiser la position de Neau.
Que faire ? Pas de chef, pas d’ordres, mais 27 regards qui me fixent. Alors je sais qu’il faut agir. Jumelles : au sud en lisière de palmeraie, au loin, des silhouettes se replient dare-dare vers l’ouest et des détonations sont audibles.
4 - Je laisse Bez en appui sur la position et avec le reste : en avant ! Nous courons au canon quelques centaines de mètres dans le sable en réalisant que la route sera longue et pénible. Mais ces réflexions, plus ou moins sportives, sont vite interrompues par des tirs de flanc, en provenance du relief à notre droite.
A droite, droite ! On se poste comme on peut en profitant des ondulations du sable. Je réalise soudain ce que cette ligne de rochers, s’égrenant à plusieurs centaines de mètres, recèle de pièges.
Le danger est là, l’objectif aussi. En l’occurrence, je me fixe le caillou le plus proche, en forme de patate, au sud de l’alignement rocheux. La chasse est au dessus et nous avançons par bonds successifs d’équipes à la faveur de ses puissants appuis. Déjà le soleil commence à chauffer.
Une alouette nous survole. C’est Dominique qui vient certainement me préciser les ordres. Il orbite témérairement, eu égard aux plombs qui traînent dans l’air. Mais son C-10 d’avant-dernière génération, coincé sous son siège, est, de ce fait, inaccessible à tout réglage avec mon PP-13 préréglé de dernière génération.
La communication qui s’en suit se résume à un chapelet de borborygmes que je traduis sans hésitation par une totale approbation de mon action. Heureux lieutenants de cette époque !
5 - Milieu de matinée. Nous parvenons à un monticule sableux où affleurent quelques rochers. Pause, car les AD-4 sont partis ravitailler. La chaleur devient étouffante. Ce qui reste d’eau dans les bidons n’est plus tiède, mais déjà chaud. Gosset, qui commande par intérim (en l’absence de Canal, malade) est à son tour héliporté avec la section commandement. Je lui communique un point de situation. Il m’exhorte à être prudent. Certes, mais au stade où j’en suis, je n’ai plus tellement le choix.
D’autant que ça claque de plus en plus fort autour de nous : fusil, FM, mitrailleuse et même grenade à fusil. Ça, c’est nouveau à tel point que Michaux croit à une méprise à la première. Pourtant, il faut se rendre à l’évidence à la deuxième. Bouvinet arrive à son tour avec le troisième commando, alors que le pirate pilonne méthodiquement tous les cailloux.
Désormais, par rapport au relief rocheux, qui abrite la résistance rebelle, le dispositif s’établit grosso modo comme suit :
- Le 1er commando (Neau) verrouille au nord, renforcé par des gardes-nomades ;
- Le 3ème commando est prêt à manoeuvrer au NE ;
- Le 2ème commando est en pivot à l’est avec un groupe (Bez) et manoeuvre au SE avec le reste ;
- Klonovski verrouille au sud avec sa grosse section d’intervention (en fait, une demie-compagnie) ;
- Ultérieurement, le 4ème commando (Thomann) viendra boucler à l’ouest.
6 - Retour des AD-4 en fin de matinée pour prendre le relais du Pirate. La progression peut reprendre. Le premier point à atteindre est un groupe de palmiers à 200 m devant. Deuxième point à atteindre, l’objectif : 100 m plus loin.
Je laisse Fétiveau en appui avec les pièces, car l’endroit devient malsain. Avec Michaux, Sabiani et les voltiges on s’élance, par petits paquets, à chaque fois qu’un AD-4 s’aligne dans l’axe au ras des dunes : un coup au canon, un coup à la bombe, un coup pour rien, histoire d’économiser les munitions.
Malgré le matraquage méthodique, les geysers de sable causés par les impacts et le claquement des projectiles nous forcent à réduire l’amplitude des bonds qui se terminent en plongeons rampants le plus souvent.
Pourtant, vers midi nous atteignons les palmiers…, sans casse. De nombreux indices montrent que l’on vient de décrocher précipitamment de cette position : sang, chèches, bidons, cartouchières, fusils jonchent le sol ou ont été mal dissimulés.
Les AD-4 repartent, alors qu’un calme inquiétant s’instaure dans le coin. Nous observons la masse lugubre du caillou, truffé d’anfractuosités, qui se dresse devant nous. La soif et la chaleur deviennent insupportables.
Nous faisons une pause avant le dernier bond. C’est là que Lemonnier, très crânement, nous ravitaille en eau : quel soulagement !
7 - Le pirate prend le relais sur l’objectif. Nous nous élançons en deux vagues pour terminer par l’escalade du relief, non sans avoir grenadé et mitraillé l’entrée des grottes au passage.
En début d’après-midi, nous débouchons sur notre caillou comme sur un billard. Quelques rafales, en guise de bienvenue, nous plaquent à la roche. Ferraretto est légèrement blessé par un éclat, tandis que le Pirate fait des merveilles au plus près : les douilles de 20 mm nous tombent dessus en signe de solidarité. De son côté, Klonovski nous aide par des tirs d’appui efficaces, tant et si bien que l’air devient un peu plus respirable.
Peu de temps après, pourtant, Guillemet est blessé par balle à la jambe, d’un coup tiré à très courte distance. Surprise et tension, d’autant que des cliquetis et des voix se font entendre en contrebas. Klonovski me prévient alors que « des clients prennent le frais sur la terrasse en dessous ». Grenades vite ! Je passe ma grenade phosphore à Michaux qui est en place au balcon. Il leur concocte un cocktail maison détonant. Klonovski confirme « qu’ils ont été servis ».
L’action se déplace brusquement plus au nord dans le secteur de Bouvinet, où tour à tour Martin et Diarra sont tués, et Bertiaux sérieusement étrillé avec son groupe à mi-pente d’un pierrier.
Une résistance surprise s’est dévoilée à bout portant, faisant de gros dégâts. Nous fournissons le maximum d’appui feu au 3ème commando, autant que le permettent la visibilité insuffisante et la distance excessive. Mais notre tir doit vite cesser car le 1er commando, que je n’ai toujours pas situé, en reçoit quelques dangereuses éclaboussures. La zone d’action très cloisonnée est démesurée par rapport à l’effectif engagé au sol, même avec l’héliportage de Thomann qui vient de s’effectuer à l’ouest.
Les tirs deviennent sporadiques. J’en profite pour évacuer Guillemet par hélico à partir des palmiers franchis précédemment. Nous nous préparons au bouclage de nuit, qui s’effectue à la lueur des lucioles, tous moyens réunis, au pied du relief. Malgré les hallucinations inévitables et les rafales qui s’en suivent, rien d’important n’a lieu dans notre secteur au cours de cette nuit interminable.
Au lever du jour, ratissage en direction du relief rocheux. On récupère armes et prisonniers, dont certains gravement blessés. On fait le compte des cadavres. Dominique, accompagné de l’aumônier Bouillon arrive en 6x6 sur la position. Présentation. Salut. Petit mot chaleureux pour féliciter le commando. Ça fait toujours plaisir. Puis jonction avec les 1er et 4ème commandos et regroupement de la compagnie. L’affaire de Kouroudi est close. Les traits sont tirés, les treillis auréolés de sel et les cuirs tannés.
8 - Dominique a réglé son compte à la bande du Borkou, estimant qu’elle est neutralisée pour un an. Il a raison. Mais en juin 1972 Dominique n’est plus là, Klonovski l’est encore. C’est sa dernière opération avant le retrait de la France. Il est seul cette fois. Il a scindé sa section d’intervention en deux éléments.
Delaveau, son solide adjoint, accroche le premier tombant sur un fort parti. D’emblée, il est tué avant que son chef et ami n’arrive à la rescousse. Les témoins diront que, pour la première fois, ils ont vu ce vieux grognard pleurer.
Quant à nous, en ce lendemain de combat, nous nous regroupons : vivants, hagards, entourant nos morts qui reposent sous leur toile de tente. Peu de paroles échangées. Il faut laisser décanter. On boit la bière de l’amitié, on prend des nouvelles des blessés et on se prépare doucement à un retour à la normale.
9 - Trente ans après, des images fortes ressurgissent, comme si c’était hier, car elles sont désormais frappées du sceau indélébile et du seing inaltérable de la fraternité des soldats qui ont combattu côte à côte.
C’est d’abord Guillemet, jeune pousse issue du 8ème RPIMa, qui se met à mollir quand la progression devient très dure. Je lui fais comprendre que si les gars d’en face l’ont raté, moi, je ne le raterai pas. Et il repart comme en 14. Il avait seulement besoin d’une parole de réconfort de son chef.
Le même Guillemet, deux heures plus tard, posté en chouf sur le flanc du dispositif final, qui reçoit une balle dans la jambe. Il n’aura de cesse que de rejoindre notre groupe, en criant « mon lieutenant », au risque de se faire moucher une seconde fois en franchissant le découvert qui nous sépare. Rude baptême du feu pour ce gamin dont la nouvelle famille est le 2ème commando.
Lorsqu’il rallie le commando après sa convalescence, je le prends comme radio. Il me raconte alors que, pour calmer la folle inquiétude de sa mère, il lui fait croire qu’il est affecté à l’ordinaire, ne risquant ainsi plus rien.
Nous nous retrouverons au Sud-Liban en 1978. Il est au 3ème RPIMa, j’effectue la relève avec le 8ème RPIMa. Bien sûr, je lui demande si sa mère croit toujours qu’il est cuistot. Il me répond par son bon sourire. Sacré Guillemet qui nourrissait pourtant si mal son lieutenant au bivouac !
10 - Ou encore ce formidable Lemonnier, caporal conducteur de 6x6, qui, avant Kouroudi, vient me voir en délégation avec les autres conducteurs, dont Grutter, pour me demander de les intégrer au commando combattant lors des opérations effectuées sans les Dodge.
J’accepte car ce sont des garçons solides qui ont souvent le rôle ingrat, travaillant plus que les autres dans l’ombre et le cambouis. Et les voilà embarqués à Kouroudi.
Au moment le plus difficile, où nous sommes accablés par la chaleur et la soif, tendus vers l’objectif au pied de notre groupe de palmiers, je suis surpris par Lemonnier qui plonge près de moi, ouvre ses musettes porte-bandes de chargeur FM et souffle en souriant timidement : « mon lieutenant, j’ai de l’eau pour vous ». Miracle !
Après avoir découvert un puits près de sa position, de sa propre initiative, il organise la corvée d’eau et part seul sous le feu pour ravitailler ceux qui sont devant.
Je tremble rétrospectivement et jusqu’à ce qu’il ait rejoint les pièces derrière nous. Merveille de dévouement et de courage d’un garçon qui voulait peut être me remercier de lui avoir fait confiance.
Issu du 1er RPIMa, il avait pourtant été noté « peu digne de confiance ». Quant à moi, je l’ai fait citer et serai heureux de le retrouver au 8ème RPIMa où il terminera brillamment sa carrière au grade d’adjudant-chef, modèle d’humilité, de fidélité et d’efficacité. À ceux qui l’ont mal jugé, je rétorquerais volontiers « qu’on ne donne pas à boire aux ânes qui n’ont pas soif ».
11 - Il y a aussi ce petit malin de Mathieu, caporal-chef graphiste de son état, reconverti radio PP-13 à Kouroudi. Avant le départ, il me casse les pieds pour ne prendre qu’un
PA en dotation, arguant du fait que sa fonction ne nécessite pas davantage. Je cède à contrecoeur, lui souhaitant de s’en mordre les doigts.
Leçon de choses le 18 juin : plus l’affaire se corse, moins l’apôtre de la légèreté se fait entendre. Lorsque nous arrivons au groupe de palmiers, tel un chien de chasse, il soulève un 303 et une cartouchière abandonnés sur place. Moi, tout goguenard : « on se sent mieux avec un fusil entre les mains » ! Lui, avec humour : « mon lieutenant, c’est permis d’avoir un 303 en dotation » ?
Avec Grutter, comme lui sergent-chef au 6ème RPIMa, il viendra me voir à Castres en 1980. À défaut de Mékong, nous remonterons un moment le Chari ensemble. Quant à Grutter, devenu adjudant-chef, il sera le moniteur PM-Para de mon fils qui, à ses dires, faisait l’objet d’une attention particulière.
12 - Et puis comment ne pas citer ce vieux rebelle de Bez qui, en début d’après-midi, me demande avec insolence si je compte le laisser moisir encore longtemps là où il est, et auquel je réponds qu’il est payé pour exécuter les ordres et moi pour les donner. Il finira par comprendre que je n’aurais jamais effectué cette manoeuvre sans la garantie de sa position qui était, de surcroît, mon seul recours en cas d’échec.
On se retrouvera au Tchad en 1979. Lui, sergent au 2ème REP, moi, capitaine au 8ème RPIMa. Tard, le soir de nos retrouvailles, il me dira avec nostalgie : « je suis sous-officier aujourd’hui au 2ème REP, j’ai fait Kolwezi, mais jamais je n’ai eu autant de responsabilité et d’initiative que lorsque j’étais caporal-chef à la tête de Noir 22 ».
13 - Ou encore Sabiani, le Corse marseillais qui découvre avec émerveillement l’aventure au Tchad, se croit invincible et invulnérable parce qu’il est para, mais qui, recevant une bordée de grenades à fusil en cours de progression, me regarde outré en disant : « Mais c’est sur nous qu’ils tirent, ces cons ». Candide et sympathique jeunesse !
14 - Sans oublier, bien sûr, mon cher Michaux, jeune sergent-chef, chef de groupe et déjà ancien au commando puisqu’il a débuté son aventure l’année précédente à Bedo. Il se comporte de manière exemplaire tout au long de cette journée, avec lucidité et courage, sans frime ni état d’âme, jusqu’au moment où il entend l’inacceptable sur le réseau en milieu d’après-midi et d’une voix sans timbre me dit : « mon lieutenant, pour Diarra, c’est fini ». Le regard que je surprends à cet instant est indéfinissable, le silence de plomb qui suit est oppressant.
C’est en souvenir de cette digne et profonde détresse que je baptiserai, vingt ans après, la salle de réunion de la Citadelle de Bayonne du nom du sergent Diarra. Nous referons un bout de chemin ensemble au 8ème RPIMa de 1986 à 1988. Il prend le commandement de la 2ème compagnie, alors je suis chef de BOI. Quelle connivence entre nous !
15 – Enfin, il y a tous les autres, que l’on ne peut citer trente ans après, même si leur présence est palpable dans le silence. Qu’importe que l’on oublie ou que l’on confonde des noms ou des détails, il suffira que l’un ou l’autre d’entre eux me dise : « j’étais à Kouroudi », pour que tous se retrouvent et revivent cette part de jeunesse qu’ils ont donnée ensemble.
Le 18 juin 1971, le 2ème commando a eu beaucoup de chance de ne pas payer un tribut plus lourd. Ainsi va le hasard des combats, sans qu’on n’y puisse rien.
J’ai souvent pensé par la suite à cette théorie développée par le commandant Pourchet, pilote d’AD-4 à cette époque, pour qui tout individu arrive sur terre avec un carnet de chance. A chaque risque pris correspond la perte d’un ticket.
Le problème, concluait-il, c’est qu’on ne sait jamais combien le carnet compte de tickets et qu’en plus certains risques coûtent plusieurs tickets à la fois. Le commandant Pourchet était un ancien qui parlait d’expérience. Fort heureusement pour nous, nous avions à peine plus de vingt ans, pour les plus vieux, et moins, pour les plus jeunes.
Général (2S) Jacques Rosier
Lieutenant - Chef du 2ème Commando
6ème CPIMa (1971 – 1972)